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Livre II. Chapitre 2. QUELQUES MOTS SUR LA MÉTHODE TRANSPHYSIQUE


          Il semblerait que l'attitude des gens envers la nature soit infiniment diverse, particulière et parfois même intérieurement antinomique. Mais si l’on observe l’évolution de cette attitude dans l’histoire mondiale de la culture depuis l’invention de l’écriture jusqu’à nos jours, on peut en trouver plusieurs types, ou plutôt de phases. Je me permettrai ici, de manière très simple et en termes très généraux, de tracer trois ou quatre phases très importantes telles qu’elles me paraissent. Ce n’est pas une image authentique de la façon dont cette attitude a changé dans les cultures et les siècles, mais seulement quelques touches rugueuses, dont le but est plutôt d’initier le lecteur au problème plutôt que de créer une perspective historique sur cette question.
          La toute première phase se caractérise par le fait que l'espace semble extrêmement miniature et que la Terre est le seul monde habité. En revanche, ce monde, outre notre couche physique, possède un certain nombre d'autres couches, également matérielles, mais leur matérialité est d'une nature et d’un caractère différents que la nôtre ; c’est la première approche de la réalité transphysique de Chadanakar. Toutes ces couches, ainsi que la nôtre, sont dépourvues de développement. Elles sont créées une fois pour toutes et sont habitées par des créatures bonnes et mauvaises. Pour ces créatures, l'homme est le centre de leurs intérêts et, pour ainsi dire, la pomme de discorde. L’homme lui-même ne reconnaît pas la Nature comme quelque chose se trouvant en dehors de lui et ne s’y oppose pas. Certaines manifestations de la Nature suscitent, bien évidemment, les sentiments partagés – la peur, le plaisir, la vénération, mais la Nature dans son ensemble, semble-t-il, n'est guère perçue ou perçue dans un sens purement esthétique, et encore seulement par des individus isolés hautement dotés d'un sentiment artistique. Voilà pourquoi il est rare de trouver le lyrique de la nature parmi les monuments d'art de ces époques et, encore plus rare, l’art de paysage. Cette phase comprend principalement les cultures de l'Antiquité, ainsi que certaines formes culturelles plus récentes de l'Orient. En termes religieux, la première phase est caractérisée par le polythéisme.
          Les systèmes monothéistes typiques pour la deuxième phase sont ceux qui ignorent la Nature et ne s'y intéressent pas ou ceux qui lui sont hostiles. La croissance de la personnalité conduit à l'idée que l’homme est capable de se perfectionner. Quant à la Nature, elle ne montre pas de signes de développement, elle est inerte et statique, elle est au-delà de la morale et la raison, elle est dominée par des forces démoniaques et cette partie de l'être humain qui est consubstantiel à la Nature requiert son asservissement par l'esprit ou l'asservit elle-même. C'est la phase de la lutte contre la Nature. Elle fut traversée par les peuples chrétiens, bouddhistes et hindous ; le peuple juif (tant qu'il coïncidait avec sa religion nationale) s'y arrêta. Cependant, ce dernier, ainsi que les peuples de l’islam, ne cherchait pas tellement à lutter contre la Nature qu’il passait à côté. Le sentiment sémitique pour la Nature se distinguait par le manque d’abondance. On constatait depuis longtemps à quel point les auteurs de livres bibliques et du Coran étaient pauvres en ce sentiment par rapport à ceux qui créaient les grandes épopées homériques et celles de l'Inde en particulier. Les sémites consacraient à la Nature un tribut inévitable, occultant la reproduction de l’espèce d’une sanction religieuse, mais dans leur philosophie spirituelle et leur art, ils cherchaient à l'ignorer avec une cohérence significative. Ils rendirent pratiquement impossible l’art de la sculpture et du portrait par peur de déifier l’homme et ils détestaient la déification des éléments. Comme d'autres éléments du sémitisme, cette tendance de confrontation à la nature se déplaça avec le christianisme vers l’Europe, elle écrasa les cultes de la Nature, propres au paganisme germanique et slave, et domina jusqu'à la fin du Moyen Âge. Mais l'Orient, lui aussi, également dut traverser cette phase, bien qu’elle fût colorée différemment. L'ascétisme des manifestations extrêmes du brahmanisme, la lutte du bouddhisme pour libérer Moi supérieur du pouvoir de la Nature – tout cela est trop connu pour qu'on puisse s'y attarder. Ainsi, si dans la première phase, la Nature dans son ensemble n’était presque pas reconnue étant poétisée et idolâtrée dans ses manifestations isolées, dans la seconde phase, elle était distinguée comme un élément hostile soumis aux forces démoniaques.

          La troisième phase est liée à l'époque du règne de la science et à l'appauvrissement du monde des sentiments religieux. Ayant hérité du christianisme le principe de confrontation à la nature, l'homme de la troisième phase le libère du sens religieux, il refuse de surmonter les éléments naturels qui composent son être et il légitime une approche à la nature strictement utilitaire. La Nature est un objet de recherche raisonnable (scientifique)  – primo ; c'est une multitude de forces privées d’intelligence qui doivent être soumises aux besoins de l'homme – secundo. Les horizons physiques sont en expansion immesurable ; la connaissance de la structure et des lois de notre couche atteint des profondeurs vertigineuses ; c'est la valeur de la troisième phase. Mais ils parlent en vain de l'amour de la nature des naturalistes. L'amour intellectuel ne peut être éprouvé que pour un produit de l'intellect : avec votre esprit, vous pouvez aimer l'idée, la pensée, la théorie, la discipline scientifique. Vous pouvez aimer ainsi la physiologie, la microbiologie, voire la parasitologie, mais pas la lymphe, ni les bactéries ni les puces. L’amour de la nature peut être un phénomène de l’ordre physiologique, il peut être un phénomène de l’ordre esthétique et, enfin, de l’ordre éthique et religieux. Il y a un seul ordre dont il ne peut pas être un phénomène : intellectuel. Et si certains spécialistes des sciences naturelles aiment la nature, ce sentiment n'a aucun lien avec leur spécialité, ni avec la méthodologie scientifique de la cognition de la Nature en général : ce sentiment est soit d’ordre physiologique, soit esthétique.

          Cependant, l’humanité civilisée (du moins Occidentale) atteint sa plus grande opposition à la Nature non pas au XXe siècle, comme cela pourrait paraître, mais au XVIIe, XVIIIe et au début du XIXe siècle. Jamais la mode n'est aussi artificielle qu'aux temps des perruques en poudre. Jamais les zones de la Nature proches de l'homme ne sont aussi mutilées de manière si rationnelle et aberrante qu'à l'époque du parc de Versailles. Il est aussi impensable d'imaginer un aristocrate des temps des Louis prendre un bain de soleil ou marcher pieds nus, tout comme vous ne pouvez pas imaginer une Spartiate des temps des guerres gréco-persanes porter un corset et les bottines à talons. Tout cela révèle l’attitude vers la Nature, génétiquement enracinée dans l'ascétisme chrétien, mais qui, au cours de l’évolution, remplace le snobisme spirituel par le snobisme de la civilisation, l'orgueil religieux – par l'orgueil de la raison, et tout ce qui est dépourvu d’empreinte de la raison ne subit que du mépris moqueur.

          La philosophie de Rousseau marque un tournant. Mais un siècle et demi aurait dû s’écouler, le monde aurait dû entrer dans l'ère des villes géantes afin que le mal de la Nature soit compris par la majorité humaine. Les poètes de Lake School en Angleterre, Goethe et les romantiques en Allemagne, Pouchkine et surtout Lermontov en Russie aimaient la nature d’un amour hautement esthétique, voire panthéiste. L’école de peinture de Barbizon voit le jour et à la fin du XIXe siècle, l’amour esthétique acquiert le droit inébranlable d’exister dans la culture ; au XXème siècle, l'amour physiologique se développe, lui aussi. Déjà, la contemplation visuelle de la Nature ne suffit plus : il y a un besoin de ressentir les éléments de manière perceptible et mobile, avec toute la surface du corps et le mouvement des muscles. En partie, ce besoin se comble par le tourisme et les sports ; et, enfin, dans la première moitié de notre siècle (XX – N. d. T.), la plage, avec son apaisement physiologique sous le soleil, dans le chaud, dans l'eau et le jeu, est entrée fermement dans la vie quotidienne. Cette même plage qui, à l’époque de Ronsard ou de Watteau, aurait semblé être une singerie obscène de fous, et au Moyen Âge aurait été assimilée à un sabbat de sorcières sur le mont Chauve et, peut-être, à la messe noire. Si vous imaginez Torquemada, soudainement transféré en tant que spectateur sur une plage d’Ostende ou de Yalta, il n’est guère douteux que la pensée d’un autodafé immédiat de milliers de ces hérétiques sans scrupule se soit immédiatement manifestée dans la tête de ce gardien des âmes humaines.
          Sans doute, rien n'illustre aussi clairement la diminution de l'écart entre l'homme et les éléments au cours du dernier siècle, comme l'évolution des vêtements. 
Les manteaux et les chapeaux, qui accompagnaient sans relâche la personne «éduquée» même un après-midi d'été, ne sont utilisés que dans la mesure de la nécessité climatique. Il y a 50 ans, il semblait indécent de quitter la maison sans gants ; maintenant, ils ne sont utilisés que par temps froid. Au lieu de redingotes et de bavoirs amidonnés, dans lesquels nos grands-pères transpiraient même sous une chaleur de trente degrés car c’était de « bon ton », la vie a commencé à être conquise par des vestes sans manches à col ouvert. Les jambes languissantes en bottines hautes ont senti le charme des pantoufles et des sandales. Les femmes se sont libérées du cauchemar des corsets, les robes coupées en bas et ouvertes en haut sont devenues très à la mode en été, et les robes longues ne survécurent que comme robes de soirée. Les enfants dont les arrière-grands-pères au même âge marchaient décemment, même en juillet, en vestes de gymnase et une casquette sur la tête, courent pieds nus, en short seulement, embrassés par le soleil jusqu’au teint noir. Le citadin mondial, éloigné de la Nature à une telle distance que jamais auparavant, est devenu nostalgique pour ses "câlins chaleureux" et revient vers elle, presqu’inconsciemment, avec amour corporel et instinctif. Et dans l'expérience de son âme historiquement accumulée, il porte les graines d'une nouvelle attitude, plus parfaite, envers la Nature. Telle est la quatrième phase.
          Donc, il y a quatre phases : païenne, ascétique, scientifique-utilitaire et instinctive-physiologique.

          Nous pouvons résumer comme suit. Vers la 2ème moitié de notre siècle (XX), dans les couches nationales éduquées et semi-éduquées appartenant aux zones culturelles romano-catholique, germano-protestante et russe, deux attitudes se sont établies à l'égard de la Nature, sans se contredire. La première est ancienne : utilisatrice-économique-scientifique, complètement étrangère à l'amour. Elle s’est focalisée sur l'utilisation des ressources énergétiques contenues dans la Nature et elle mesure tout par le profit matériel pour l'humanité ou, pire encore, pour certaines de ses parties ; de ce point de vue, elle approuve aussi les sports, la plage et le tourisme. Par curiosité de "comment est-ce fait ?", les partisans de cette attitude éventrent à vif, sans état d’âme, les chats et les chiens et, pour satisfaire leur instinct de chasse atavique, ils guettent les lièvres et les perdrix. Peut-être que dans le premier cas, on entend aussi l'amour pour l'humanité : car des cadavres de chiens du Mont-Blanc, on extrait, enfin, un grain de connaissance, comme des réflexes conditionnés – ceci, comme vous le savez, éclaire l'esprit affamé et fait progresser la médecine. Mais il n'y a même pas une ombre d'amour pour la Nature ici. De plus : une telle attitude vis-à-vis de la Nature est amorale, car aucun intérêt des êtres vivants, à l'exception de l'homme, n'est pris en compte, et parce que la Nature dans son ensemble est traitée comme une vache à lait. Heureusement, cette attitude commence à s'adoucir avec une autre : un amour inconscient, égoïste et physiologique pour la Nature, parfois alourdie d’un rajout de l'esthétique.
          Mais ce développement n'a pas encore conduit à la compréhension du fait qu'il est possible et nécessaire, tout en conservant les vieilles nuances d'amour pour la nature, sauf, bien sûr, l’attitude amorale-utilitaire à son égard, d'enrichir immensément cette attitude d’un sens éthique et religieux. Pas d’un sens panthéiste, lorsqu’une personne ne ressent que vaguement la présence dans la Nature d'un pouvoir divin impersonnel uniformément diffusé – non. Cela s'est déjà produit : le préanimisme primitif est la preuve que le sentiment panthéiste des peuples civilisés n'est rien d’autre qu'une transformation de l'expérience la plus ancienne de l'arungvilta-prana. Non ! Nous avons autre chose. Nous avons une attitude incomparablement plus morale et consciente, plus claire, plus développée et sophistiquée, plus joviale et plus dynamique. Elle ne peut être basée que sur l'expérience où l’homme ressent directement à travers la Nature les mondes les plus riches et les plus diversifiés – ceux d'élémentaux. Ressent – ça veut dire qu’il entre en communication, réalisant de plus en plus clairement les possibilités d'une amitié heureuse et créative avec eux, réalisant notre merveilleux devoir envers eux et notre ancienne culpabilité amère.



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