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Livre Deux

AU SUJET DES DEUX MÉTHODES DE COGNITION : MÉTAHISTORIQUE ET TRANSPHYSIQUE

Livre II. Chapitre 1. QUELQUES PARTICULARITÉS DE LA MÉTHODE MÉTAHISTORIQUE

          Elle est bien connue, l'expression "le sentiment religieux". Cette expression est incorrecte : il n'y a pas de sentiment religieux «général», mais il existe un monde immense de sentiments et d'expériences religieux, infiniment divers, souvent contrastés et différents dans leur contenu émotionnel, dans l'objet de leur orientation, dans leur force, dans leur ton et, pour ainsi dire, dans leur couleur. L'ampleur et la diversité de ce monde ne sont même pas présumées par celui qui n'a aucune expérience religieuse et qui n’en conclut que sur le témoignage des autres : ces preuves, en l'absence d'expérience personnelle, sont presque toujours perçues avec méfiance, avec des préjugés, avec une tendance à les interpréter non conformément aux déclarations du témoin lui-même, mais aux conceptions dogmatiques des schémas areligieux.
          Ce qui correspond à la diversité du monde des sentiments religieux, c'est la variété de méthodes de la cognition religieuse. Exposer ces méthodes voudrait dire effectuer des recherches fondamentales sur l’histoire et la psychologie des religions. Une telle tâche n’a rien à voir avec l’objectif de ce livre. L’objectif du livre comprend, entre autres, l'intention de donner une idée seulement de quelques méthodes de cognition religieuse, notamment de celles qui, à mes yeux, ont la plus grande valeur créative à l’étape historique actuelle.
          Ce serait la plus triste erreur si quelqu'un soupçonnait l'auteur de ce livre prétendre être l'un des fondateurs d'une grande cause – historique, culturelle et sociale – de la création de ce qui est désigné ici par les mots « La Rose du Monde ». Ce n’est pas ça du tout. La Rose du Monde ne peut surgir et n'apparaîtra que grâce au travail conjoint d'un grand nombre de personnes. Je suis convaincu que le même processus se déroule non seulement en Russie, mais également dans de nombreux autres coins de la Terre – tout d’abord, me semble-t-il, en Inde et en Amérique : la même réalité grandiose de l’au-delà envahit l'esprit humain, d'abord – celui des personnes isolées, puis des centaines, pour devenir plus tard la propriété des millions. Oui, maintenant, à cet instant même, des gens qui ne se connaissent pas encore, parfois séparés par de vastes espaces et des frontières d'états, parfois – seulement par les murs de quelques maisons – font l'expérience d'énormes percées de conscience, contemplent les hauteurs transphysiques et les profondeurs transphysiques, et certaines d’entre eux s’efforcent – chacun selon ses propres capacités et la constitution de son âme – à exprimer ou à refléter, au moins approximativement, cette expérience dans les belles-lettres, dans la musique ou avec un pinceau. Je ne sais combien, mais apparemment, pas mal de monde déjà se trouve dans ce flot de révélation. Et ma tâche est de le traduire en mots tel que je le perçois moi-même – ni plus, ni moins.
          Alors, il ne s’agira pas ici des méthodes de la cognition du point de vue scientifique, ni même artistique, mais d’une telle méthode, dont la compréhension nécessite une certaine restructuration des idées qui dominent en Russie au cours des quarante dernières années.
          Je crois que si les chercheurs, qui se trouvent à l'apogée de la physiologie et de la psychologie contemporaines, mènent un examen minutieux dans la vaste littérature apocalyptique, dans les témoignages autobiographiques d'auteurs spirituels et de certaines figures religieuses possédant une telle expérience, s’ils mènent une étude impartiale et s’ils font une synthèse de documents dispersés dans les études comparatives religieuses – ils contribueront, à terme, au développement de la méthodologie scientifique, qui pourrait servir de base pour la gnoséologie religieuse et, en particulier, métahistorique. Nous pouvons imaginer l’émergence d’un apprentissage scientifique et pédagogique visant à maîtriser le mécanisme de cette cognition, à offrir à une personne, qui percevait ce processus encore passivement, les moyens de l’évoquer et de la gérer, au moins en partie. Mais tout cela est une question d’avenir et en plus pas proche. Pour le moment, ce qui est évident, c’est que la diversité de ce processus dépend à la fois du sujet et de l’objet de la cognition. Nous ne pouvons pas embrasser l'immensité ; je ne peux parler ici que de la variante du processus à laquelle ma propre vie m'a confronté. Je vais devoir renforcer l'élément autobiographique dans le livre, même si, dans d'autres circonstances, je chercherais personnellement à éviter cet élément.
          Notre attention portera sur trois types de cognition religieuse : métahistorique, transphysique et universel. Cependant, il est impossible de tracer une frontière parfaitement claire entre eux, et ce n'est pas nécessaire.
          Tout d’abord : qu’est-ce que nous entendons ici sous le terme « métahistoire » ?
          Comme le dit Serguei Boulgakov, peut-être le seul penseur russe, qui a soulevé ce problème inflexiblement, – métahistoire est « le côté nouménal de ce processus universel, dont l’un des aspects nous est révélé comme histoire »
[1]. Je pense, cependant, qu’utiliser la terminologie de Kant au problème de cet ordre aidera peu à élucider l’essentiel de cette question. Les concepts de nouménal et de phénoménal ont été développés par un autre cours de pensée, provoqués par d’autres besoins philosophiques. Les objets de l'expérience métahistorique ne peuvent être intégrés dans le système de cette terminologie que par la méthode de Procruste.
          Le rapprochement de la métahistoire avec tout type de philosophie de l’histoire est d’autant plus illicite. La philosophie de l'histoire reste toujours une philosophie ; quant à la métahistoire, elle est toujours mythologique.
          D'une manière ou d'une autre, le terme «métahistoire» est utilisé dans ce livre dans deux sens.
          Premièrement – en tant que l’ensemble de processus restant toujours en dehors du champ de vision de la science, en dehors de ses intérêts et de sa méthodologie, qui se déroulent immergés dans d’autres courants temporels et dans d’autres types d’espace, qui se perçoivent parfois à travers le processus que nous percevons comme histoire. Ces processus de l’au-delà sont étroitement liés au processus historique, le déterminent en grande partie, mais ne coïncident pas du tout avec lui et se révèlent avec la plus grande plénitude sur les chemins de cette méthode particulière de la cognition, qui devrait être appelé métahistorique.
          Une autre signification du mot «métahistoire», c’est un enseignement sur ces processus d'altérité, un enseignement, bien sûr, pas dans un sens scientifique, mais justement dans un sens religieux.
          Il n’y a rien de surprenant dans le fait que la faculté de cognition de ces processus dépend chez les individus différents d’un certain nombre de prérequis psychologiques, voire physiologiques. De toute évidence, nous avons affaire ici à une prédisposition innée ; nous pouvons la faire surgir ou l’exterminer aussi peu que, par exemple, la prédisposition innée à la musique. Cependant, cette capacité peut être étouffée au cours de la vie ou tout simplement rester inutilisée, tel est un talent enfoui dans la terre, ou, enfin, subir un développement, parfois même extrêmement accéléré. Le système scientifique et éducatif, dont l'existence nous semble possible dans l’avenir, contribuerait notamment au développement de cette faculté. En attendant, les moyens d’impact positif sur cette faculté doivent être tâtonnés presqu’à l’aveugle, et son développement notable tout au long de la vie n’aurait probablement pas eu lieu, si certaines forces, agissant dans le sens de nos efforts, n’auraient pas assumé l’énorme travail de développement en nous d’organes de la perception appropriés. Toutefois, il semble tout à fait plausible que pour l'émergence du processus de cognition métahistorique, il est nécessaire, outre les facultés innées et l'aide laborieuse des forces Providentielles, encore quelque chose acquise par nous-mêmes, par exemple, posséder une réserve, peu prétendue mais sûre, d’informations historiques affirmatifs. Pour la personne complètement ignorante, ne connaissant aucun lien avec le flux historique d’événements, peu importe habite-elle un désert australien ou le fourré d’une métropole géante contemporaine, la méthode métahistorique de la cognition est fermée. Le rôle du facteur scientifique dans le processus psychologique en question, ou, plus précisément, dans la préparation à ce processus, est limité pour le moment par une accumulation de cette réserve d’informations historiques. Quant au processus propre, du moins sa variante en particulier qui m’est connue, il n’a moindre rapport aux formes de cognition scientifiques quelconques. Je tiens à le répéter et souligner.
          Il se compose de trois étapes consécutives.
          La première étape consiste en un acte instantané interne qui se déroule sans la participation de la volonté du sujet et, semblerait-il, sans préparation préalable visible, même si, en réalité, une telle préparation devrait avoir lieu au-delà du seuil de la conscience.

          
          Le contenu de cet acte est l’expérience extrêmement rapide, mais englobant d’énormes zones du temps historique, exprimant l’essence de grands phénomènes historiques impossible à décomposer en aucune notion ni à exprimer en aucun mot. Un tel acte se manifeste comme une minute ou une heure excessivement saturée d’images en ébullition dynamique, pendant laquelle la personne se sent comme quelqu’un, qui, après un long séjour dans une pièce sombre et calme, serait soudainement mis à ciel ouvert au milieu d'une tempête – avec sa terrible grandeur et sa puissance, à la fois presque aveuglante et comblant d’un sentiment de bonheur stupéfiant. D’une telle plénitude de vie, même de la possibilité d’une telle plénitude, la personne n’en avait aucune idée auparavant. Des époques entières sont synthétiquement saisies en même moment et tout le cosmos métahistorique de ces époques – si je puis dire – avec de grands principes qui s’y battent. Ce serait une erreur de supposer que ces images viennent nécessairement sous une forme visuelle. Si, l'élément visuel y est présent, comme celui du son peut-être, mais elles sont liées à ces éléments, comme par exemple, l'océan est lié à l'hydrogène qui constitue son eau. Donner une idée de cette expérience est extrêmement difficile en l'absence d'analogies précises avec quelque chose de plus commun. 
          L’expérience de ce type a un effet bouleversant sur tout l’ensemble de l’âme. Son contenu dépasse tellement ce qui était auparavant dans le cercle de la conscience de la personne, qu'il va nourrir son monde spirituel pendant de nombreuses années. Elle deviendra son trésor interne le plus précieux. Telle est la première étape de la cognition métahistorique. Il me semble acceptable de l'appeler une illumination métahistorique[2].
          Le résultat de l'illumination se fait conserver dans les profondeurs de l'âme non pas en tant que mémoire, mais comme quelque chose de vivant et actif. De là, des images, des idées isolées, des concepts entiers montent progressivement, au fil des années, dans la sphère de la conscience, mais d’autant plus reste encore dans la profondeur, et la personne sait qu'aucun concept ne pourra jamais saisir et épuiser ce cosmos de métahistoire qui s’est entrouvert à elle. Ce sont ces images et ces idées qui deviennent l’objet de la deuxième étape du processus.
          La deuxième étape n’a pas ce caractère instantané comme la première : elle représente une certaine chaîne d’états – une chaîne traversant des semaines et des mois et se manifestant pratiquement tous les jours. C’est une contemplation intérieure, une assimilation intense, un regard concentré - parfois joyeux, parfois douloureux - dans les images historiques, les images non isolées, mais perçues conjointement avec une autre réalité métahistorique qui se trouve derrière. J'utilise le terme «regard» au sens figuré ici, et sous le mot «images», je sous-entends, encore une fois, non pas des représentations visuelles, mais synthétiques qui comportent l'élément visuel uniquement dans la mesure où ce, que l’on contemple, puisse avoir une apparence visuellement représentable. En même temps, il est extrêmement important à noter qu’une telle contemplation peut contenir, en grande partie, les phénomènes des couches à d’autres matérialités; il est clair qu'ils se font percevoir non pas par les organes physiques tels que la vue et l'ouïe, mais par certains autres qui font partie de notre entité, mais généralement isolés comme par un mur blanc de la zone de conscience de jour. Et si la première étape du processus était caractérisée par l'état passif de la personne qui devenait, pour ainsi dire, spectatrice involontaire d'une scène étourdissante, alors dans la deuxième étape, il est possible, dans une certaine mesure, d'orienter sa volonté au choix de tel ou tel objet de contemplation. Mais le plus souvent, et juste aux heures les plus fécondes, des images apparaissent involontairement, rayonnant, dirais-je, d’une force aussi fascinante et révélant un sens si vaste, que les heures de contemplation se transforment en faible semblance de minutes d’illumination. Avec une certaine prédisposition créative de  la personne, ces images peuvent, dans d’autres cas, devenir une source ou un noyau, un axe de ses œuvres artistiques ; et peu importe à quel point certaines d’entre elles soient sombres et dures, la grandeur de ces images est telle qu’il est difficile de trouver le même plaisir que cette contemplation produit sur la personne.
          Je pense que cette deuxième étape du processus peut être appelée justement la contemplation métahistorique.
          Image, qui surgit ainsi, ressemble à une toile sur laquelle on distingue clairement certains personnages et, peut-être, la composition générale, mais d’autres personnages sont flous, et les écarts qui les séparent ne sont remplis de rien ; d'autres zones de l'arrière-plan ou certains accessoires sont complètement absents. Il est nécessaire de clarifier les liens vagues, remplissant les vides errants. Le processus entre dans la troisième phase, la plus dépourvue d'effets de principes extra-personnel et extra-rationnel. Il est donc clair que c’est à la troisième étape que l’on commet les erreurs les plus graves, les fausses introductions et les interprétations trop subjectives. Le principal obstacle réside dans les interférences de l'esprit qui entraînent inévitablement des distorsions: il est presque impossible de s'en débarrasser complètement. Autre chose est possible : ayant saisi la nature interne de la logique métahistorique, il est parfois possible de réorienter le travail de l’esprit dans sa direction.
          On peut naturellement appeler cette troisième étape du processus une réflexion métahistorique.
          Ainsi, l’illumination métahistorique, la contemplation métahistorique et la réflexion métahistorique peuvent être fixées comme trois étapes de la voie de la cognition dont nous parlons.

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[1] Boulgakov S. "Deux bourgs" (en russe "Dva grada"), édition Moskva, 1911. Vol. 2, p. 103.
[2] Toutefois, une telle caractéristique ne doit pas être perçue comme un tentative de prédéterminer à l'avance, dans le bon sens, l'importance objective de ce phénomène psycologique. Ce sera discuté plus tard.



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