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Livre Quatre

LA STRUCTURE DE CHADANAKAR
L'INFRAPHYSIQUE

Livre IV. Chapitre 1. LA BASE

          L'un des faits, dont la pensée religieuse demeure toujours inconsciente, est que la Trinité de l'Être Unique inhérente à Dieu, est, pour ainsi dire, répétée ou reproduite dans certaines des monades créées par Lui. La grossière expression «Le diable est le singe de Dieu» a un sens profond et varié ; l'une de ses significations les plus importantes réside précisément dans la répétition déformée et inversée, par les grandes monades démoniaques, du mystère intérieur du Divin : de Sa Trinité. Bien sûr, je ne peux rien dire sur l'essence de la trinité de Lucifer : ces instances dépassent si incommensurablement toutes les capacités de notre compréhension qu'il n'est guère possible de réaliser quoi que ce soit à leur sujet, si ce n'est le fait propre de leur existence, le fait de leur chute dans des temps immémoriaux et un autre fait : de leur activité constante de lutte contre Dieu.
          L'essence de Gagtoungre, du grand démon de Chadanakar, malgré son ampleur gigantesque par rapport à nous, peut être réalisée, dans des conditions favorables, un peu plus facilement. L'essentiel est que sa trinité devienne évidente, bien que les causes de cette trinité, son origine et son but – s'il y a un but en elle – restent non dévoilés. 

          Tout d'abord, il apparaît une sorte de parallélisme blasphématoire avec les hypostases de la Sainte Trinité. Mais la question sur la nature de la Divine Trinité – qui est sûrement le plus profond des problèmes de théologie – peut être quelque peu abordée dans une autre partie du livre ; donc, il est encore très tôt d’en exposer l'essence. Ce que l’on peut dire dans ce chapitre, c’est qu’à la Première Hypostase de la Divine Trinité, Gagtoungre cherche à résister avec son premier visage – celui du Grand Tourmenteur, à la Deuxième Hypostase – avec un autre visage, qui peut être caractérisé plus précisément par le nom de la Grande Prostituée, et enfin, La troisième hypostase de la Trinité est opposée par l'antipode, appelé Urparpe : c'est l'exécuteur du plan démoniaque. En un sens, Urparpe peut être appelé le principe de la forme, c'est un élément formateur qui retravaille activement les donnés de diverses couches de Chadanakar selon les plans et les objectifs du Tourmenteur. La Grande Prostituée – son nom est Fokerma – est l’aspect de la créature démoniaque qui absorbe, engloutit les âmes et les destinées dans l'orbite de Gagtoungre. Le tout premier visage – Guistourg, le Grand Tourmenteur – est le dernier fond du Moi démoniaque, le porteur de la volonté, du pouvoir et du désir suprêmes. 
          Immensément effrayant – voilà comment ils l’ont vu par leurs yeux spirituels, ces quelques personnes qui avaient pénétré dans les hauteurs sombres du Digme – dans le monde de sa demeure. Il semble être allongé sur un océan déchaîné couleur lilas, aux ailes noires déployées d'horizon en horizon. Il lève son visage gris foncé vers le zénith, où flambent des foudres infra-violettes et se balancent et s'éteignent des proéminences. Et au zénith, brille un luminaire de couleur inconcevable qui rappelle vaguement le violet. Malheur à celui sur qui tombera le regard de Gagtoungre et qui rencontrera ce regard les yeux ouverts. De tous les porteurs de missions sombres parmi les gens qui ont été incarnées plus tard dans le Digme, seul Torquemada semble avoir trouvé la force de se souvenir du nom de Dieu à ce moment-là. Toutes les autres monades sont devenues esclaves du diable pendant d'innombrables siècles.
          Hormis Gagtoungre, il y a aussi les favoris du mal dans le Digme : les monades de quelques personnes qui avaient fusionné avec leurs chèltes démonisés, et les âmes, aussi peu nombreuses, de certaines créatures de nature démoniaque, y compris celles de grands igves et de chefs ténébreux de l’antihumanité, qui avaient déjà terminé leur chemin dans les mondes plus denses. Ici, ils créent leur plan anti-divin, se prosternent devant Guistourg, profitent de l’intimité avec la Grande Prostituée et rejoignent les profondeurs de la connaissance à travers la contemplation d'Urparpe.
          Il existe aussi une couche démoniaque encore plus élevée dans Chadanakar : c'est le Chog multidimensionnel, dont la matérialité a été créée par de grands démons des macrobramphatures. De puissants courants de forces inspirantes, combattant contre Dieu, s’écoulent ici depuis les profondeurs de l'Univers, et personne, à part Gagtoungre, ne peut entrer dans ce monde. Les autres ne peuvent le voir que de l'extérieur, et encore, dans les moments les plus rares. À ces moments-là, ils perçoivent ce luminaire d'une couleur inexprimable qui brille au zénith du Digme, cette fois pas comme une sphère, mais comme un arc palpitant, jeté de bout en bout, et de couleur à nouveau semblable au violet. Ceci est l'anti-cosmos de la Galaxie, le noyau des pouvoirs de Lucifer lui-même. Parfois, l'arc semble se courber vers l'intérieur et les forces de Lucifer se déversent alors dans le Chog. Ensuite, Gagtoungre, les acceptant en soi, lève ses ailes dans le ciel noir. En tout cas, c’est comme cela qu’il est perçu par ceux qui voient le Chog de l'extérieur. Mais pour nous, les phénomènes et les éléments de ce monde sont transcendants[1] en soi.
 
[1] Un domaine à part, ce qui échappe à la raison stricte et dépasse l’entendement. 
          Cependant, il y a d'autres couches à Chadanakar, d'où l'anti-cosmos de la Galaxie peut être visible, bien que sous un aspect différent. Les anti-cosmos de toutes les bramphatures, y compris celui de Chadanakar, sont bidimensionnels : on peut dire que ce sont des surfaces infinies. Elles se croisent toutes à la même ligne, qui pourrait être appelée l'axe démoniaque de la Galaxie. Pour vous aider à comprendre, j'utiliserai un certain modèle spatial. Prenez un livre, placez-le verticalement, ouvrez-le et ébouriffez les pages. Imaginez la surface bidimensionnelle de chaque page se prolonger à l'infini. Toutes ces étendues se croisent à des angles différents, mais sur une seule ligne verticale située à l'intérieur du dos du livre. Le prototype cosmique de cette ligne d'intersection de toutes les surfaces est l'axe démoniaque de la Galaxie, son anti-cosmos. Naturellement, il sera visible par toute créature vivant dans l'un de ces mondes plats et bidimensionnels, y compris depuis la couche correspondante de Chadanakar.
          La couche bidimensionnelle de Chadanakar est parfois appelée enfer, mais ce terme n'est pas tout à fait approprié ici : cette couche n'est pas l’endroit de souffrance des âmes humaines dans leur au-delà, mais la demeure de la majorité des êtres démoniaques de notre planète. Vous pouvez l'appeler l'anti-cosmos de Chadanakar, mais ce n'est pas tout à fait exact non plus, car ce n’est pas une seule couche qui s'oppose au Cosmos Divin, mais tous les mondes démoniaques, et elle, ce n'est, pour ainsi dire, que la principale citadelle de démons. Son vrai nom est Gachcharve.
          Les êtres qui y demeurent peuvent être considérés, si vous voulez, comme étant incarnés ; quoique la notion d'incarnation est en général extrêmement relative. Les monades de ces créatures restent très haut, dans le Digme et dans le Chog, tandis que leurs chèltes traînent leur existence entre les incarnations, pour la plupart, dans la couche unidimensionnelle de Chadanakar qui s’appelle le Fond – dans un monde terrible.
          La Gachcharve est le noyau du système créé par les forces démoniaques de Chadanakar en opposition au Cosmos Divin, en substitution. Non dépourvu de solennité, mais sombre, ce monde ne pouvait que paraître effrayant pour nous. Un grand nombre de coordonnées temporelles par rapport à seulement deux coordonnées spatiales crée une touffeur spirituelle particulière. Le processus d’entrée du chèlte dans ce monde est douloureux à toute monade : il ressemble à la sensation qui survient lorsque le corps se fait coincer dans un corset de fer serré. Plus le nombre de coordonnées spatiales est réduit, plus la matérialité du monde est dense. Cependant, le climat de ce monde est quand-même similaire à l'air, et le sol, complètement plat et uniforme, est plus solide que n'importe quel matériau d'Enrof. Il n'y a aucun équivalent de végétation. La source de lumière consiste en l'auto-rayonnement des créatures et de certaines constructions artificielles, sachant que les couleurs bleue et verte ne sont pas perçues ici, en revanche, ils en perçoivent deux infrarouges. À titre indicatif, j'appellerai l’une des ces couleurs infra-pourpre, soulignant qu'il n'a rien à voir avec ultraviolet et que l'impression qu'il donne est la plus proche de celle faite sur nous par une couleur pourpre très épaisse, foncée et en même temps intense. 
          L'anti-cosmos de la Galaxie, vu du Digme comme un luminaire de couleur totalement inimaginable et indescriptible, et du Chog – sous la forme d'un arc titanique infra-pourpre, flamboyant et pulsant au-dessus du zénith, depuis la Gachcharve, il apparaît comme une partie de l’horizon qui fait parvenir une lueur uniforme infra-pourpre depuis des espaces infiniment lointains.
          Tous les habitants de la Gachcharve sont liés par la tyrannie de Gagtoungre et, en même temps, par une sorte d’union d'intérêts communs. Ils détestent Gagtoungre, mais, bien sûr, toujours pas autant que Dieu. Ici, vivent les propriétaires des purgatoires inférieurs, des magmas et du noyau – des trois sakouales du Châtiment. 
          Le Démon terrassé de Vroubel est bivalent et bicouche : c'est un souvenir de la révélation du Digme et de Gagtoungre déployant ses ailes vers l'horizon ; c'est aussi un méta-portrait, ou, plus exactement, un infra-portrait, d'un des moins grands démons par rapport à lui : d’un des propriétaires des purgatoires. Ils sont appelés anges des ténèbres, et ce nom correspond parfaitement à leur apparence : ils ont une certaine ressemblance humaine, ils ont de larges ailes d'une beauté étonnante, et on peut distinguer quelque chose de royal dans la couleur pourpre et cramoisie de ces ailes. Mais sur la toile de Vroubel, ces merveilleuses ailes sont cassées : avec ce détail, l'ingénieuse intuition de l'artiste traduisait l'insuffisance fatale des habitants de la Gachcharve. En réalité, leurs ailes ne sont pas endommagées, mais la possibilité même de les utiliser est douloureusement réduite, car dans le milieu transparent mais dense de cette couche, on ne peut que lentement déchirer la matérialité, mais pas y voler. Le teint gris cendre des anges des ténèbres est répugnant et hideux, et leurs traits révèlent entièrement leur nature prédatrice et impitoyable. En tant que maîtres des purgatoires inférieurs, ils compensent la perte de leur vitalité en buvant du gavvakh des humains impliqués dans les purgatoires par leur karma. Lorsqu’ils pénètrent de la Gachcharve dans ces purgatoires, ils y trouvent un milieu moins dense, dans lequel le vol – anguleux et irrégulier, par saccades et zigzags – devient possible.
          D’autres habitants de la Gachcharve – les maîtres des magmas – sont complètement dépourvus de ressemblance humaine : ils sont appelés ryfras. Chacune d'elles ressemble le plus à une crête mouvante de collines. Il y a une sorte de visage, mais il est très flou.
          Il se peut, qu’un lecteur me reproche un manque d'imagination ou que je sois fidèle à la tradition chrétienne en ce qui concerne ses détails peu convaincants. Pourtant, s’il y a une chose que je m'efforce de chasser de ces pages, c'est bien le jeu d'imagination, et plus elles sont pauvres en fantaisie, mieux c'est. Et quant à la tradition chrétienne, ce qui reste ici n'est pas ce que je préférerais personnellement, mais ce qui a été confirmé dans mon expérience spirituelle. Malheureusement, les images de certaines créatures de la démonologie chrétienne ont également reçu une telle confirmation. Aussi étrange que ça paraisse, mais il existe en effet des créatures similaires aux fameux démons, et, figurez-vous, même avec une queue et des cornes. Ils habitent la Gachcharve et jouissent du plaisir douteux d'être les maîtres du Noyau, la sakouale composée des couches de souffrances les plus terrifiantes de Chadanakar. En fait, il s'avère qu’un bon nombre de légendes que nous avons l’habitude à considérer avec un sourire ou, au mieux, à y voir un sens symbolique, doivent être prises au pied de la lettre. Ça, c’est une sacrée épreuve pour notre raison moderne, une épreuve vraiment impénétrable !
          Le monde des habitants de la Gachcharve est extravagant et bariolé. J’en connais des démons puissants de nature féminine, que j'ai l’habitude d’appeler, à titre indicatif, velgas. Ce sont des géants. Dans l'histoire de l'humanité, elles peuvent se manifester comme celles qui multiplient les victimes et comme les inspiratrices d'anarchies. Une ressemblance quelconque non seulement aux humains, mais même aux monstres de notre monde, doit être complètement laissée de côté : ce sont plutôt des couvre-lits énormes, frétillants et flottants, de couleurs noir et pourpre. Il me semble, que chaque peuple n'a qu'une seule Velga ; en tout cas, en Russie – il n’y en a qu’une, très ancienne. La durée de leur incarnation dans la Gachcharve – si cela peut être considéré comme incarnation – compte, apparemment, des siècles.
          Autrefois, toutes ces créatures vivaient à la surface de la terre, mais pas dans Enrof. C’était une couche à peu près de la même densité et même y ressemblait de loin. Créée par Gagtoungre tout au début de l'histoire de Chadanakar, cette couche n'existe plus depuis longtemps. En apparence, les êtres démoniaques étaient moins importants dans ce monde et même un peu différents. Mais ils ne pouvaient pas s'y sentir comme des maîtres : ils étaient comprimés et contraints par la lumière. Sous cette influence, leur caractère pouvait changer, ce qui risquait de ne plus correspondre à leur nature démoniaque. Maintenant, leur vie dans la Gachcharve n'est pas facile pour eux, mais ils y restent eux-mêmes.
          Il y a aussi d'autres créatures qui nichent là-bas, mais elles me sont inconnues. Ce que je sais, en revanche, c’est qu'il y a certains qui étaient humains dans Enrof : ce sont les porteurs de missions sombres spéciales. Quoique, ici, ils ne souffrent guère. La tâche est différente : dans la Gachcharve, ils sont soigneusement préparés, par les forces de Gagtoungre, pour leur prochaine incarnation dans l'humanité.
          Quels motifs peuvent-ils obliger un chèlte humain d'accepter une telle mission ? – D'Anthès l'a acceptée par peur. Chassé après sa mort dans le gouffre, à travers toutes les couches, jusqu’au Fond de Chadanakar, il en a été ensuite récupéré par les forces d'Urparpe dans la Gachcharve et, un peu plus tard, il est renaît dans Enrof. J’ignore s'il est déjà mort à nouveau, mais tout récemment, il existait encore en Russie, où, remplissant une nouvelle mission sombre, il a conduit à la mort plusieurs grands talents. Parfois, cependant, on accepte une mission sombre volontairement, par soif de pouvoir, par soif de sang ou par attirance innée vers le mal. Par exemple, c'était le cas de Timour, qui a traversé dans sa vie posthume les mêmes cercles que d’Anthès, mais beaucoup plus lentement. Élevé enfin dans la Gachcharve, il a accepté une nouvelle mission par désespoir. Cette mission était, en plus, incomparablement moins importante que la première : Gagtoungre adore se moquer de tout le monde, y compris ses marionnettes. 



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